Nouvelle venue au monde

La nuit avait été très longue, agitée, les contractions avaient empêché de trouver le sommeil ou tout simplement de se reposer. Elles avaient débuté en fin d’après-midi, la veille, s’étaient poursuivies toute la nuit et ce matin-là, le moment d’accoucher était proche. Gabriella se redressa comme elle put contre les oreillers qu’on lui avait mis dans le dos et pour lui soutenir la tête. Kimmitsu et son frère étaient avec elle dans la pièce, le premier car il avait voulu soutenir moralement, le second car il avait aidé son épouse à accoucher de leurs trois enfants. Il y avait, ensuite, Mireille, avec eux, également mère de famille et médecin,venue l’assister dans la naissance. La douleur était forte, comme l’épuisement. Mireille l’aida à se mettre en place, aussi confortablement comme possible, même si les conditions n’étaient pas les meilleures. Installée sur un lit de camp, avec des draps tendus pour séparer des autres lits de cette infirmerie souterraine. Deux autres blessés s’y trouvaient, installés à peine à deux mètres de là. Navré mais ils allaient devoir supporter le bruit encore un peu.

⎼ Respirez bien fort, à la prochaine contraction, il faudra y aller. Vous vous souvenez comment bien pousser ?

Oui, oui… Elle hocha la tête, les larmes aux yeux à cause de la douleur. Tout ira bien, tout ira bien… Elle n’eut pas à attendre longtemps, de toute manière, avant qu’une autre contraction ne vienne la saisir. Aussitôt, elle prit un grand bol d’air et serra les dents, poussant aussi fort que possible vers le bas, sous les encouragements du docteur. Jusqu’au moment où elle n’en puis plus. Puis qu’il fallut recommencer. La tête lui tournait… Mireille lui dit de respirer, de prendre quelques secondes pour se reprendre, puis qu’il fallait y retourner directement. Le bébé était engagé, il descendait, il fallait l’aider, pas question qu’il reste coincé ou qu’il ne mette trop de temps à sortir, ce serait dangereux pour lui. Les yeux fermés, elle s’efforça de pousser plus fort encore, alors que Kimmitsu lui tenait les mains en l’encourageant. Ses pensées vinrent malgré elle vers Auguste, qui aurait dû se trouver là, à la place de son beau-frère. A attendre la venue au monde de son fils. Elle reprit son souffle, rapidement, le visage en sueur, rouvrant les yeux en se disant qu’elle devait faire plus d’efforts, pour son bébé, pour ce père qu’il ne connaîtra jamais.

Il lui fut impossible de ne pas crier lorsque la tête du bébé passa à l’air libre. La docteur lança d’arrêter de pousser, le temps que les épaules soient dégagées en douceur puis que l’enfant soit sorti. Il ne cria pas immédiatement, effrayant beaucoup sa mère. Puis enfin, il lâcha de petits bruits lorsqu’on le posa contre elle. Gabriella referma aussitôt les bras sur lui, essoufflée et épuisée. Il cria enfin pour de bon, lorsque la docteur coupa le cordon puis essuya, avec un linge propre, le mélange de sang et de liquide amniotique. Son bébé était tout petit… Bien plus petit que ne l’avaient été Aurore et Julien à leur naissance, tout juste un an plus tôt. Bouleversée, elle regarda son fils avec le sentiment que rien n’était réel. Il la regardait aussi, les yeux à peine ouvert, avec des petits gémissements presque plaintifs. Elle se sentait… Bizarre… A la fois très heureuse de le sentir contre elle, dans ses bras, mais aussi très triste, car elle savait qu’il allait devoir partir loin d’elle. L’émotion la submergea à cette pensée et elle se mit à pleurer un peu, tout en serrant son fils contre elle.

⎼ Comment allez-vous l’appeler ?

⎼ Arthur.

Mireille s’activait toujours, soucieuse que le sang cesse vraiment de couleur puis observant le bébé, l’examinant pour s’assurer que tout avait l’air d’aller bien. Ils n’étaient pas dans un hôpital, s’il y avait un souci, ils devront faire avec les moyens du bord… Heureusement, son bébé respirait correctement, maintenant. Et pleurait alors que la docteur entreprenait de lui passer un linge humide et chaud pour le laver. Gabriella retourna la tête vers Josuke, encore sous le choc.

⎼ Prenez bien soin de lui, lorsque vous l’emmènerez…

Ce n’était guère les meilleures conditions d’hygiène ni les meilleures conditions de sécurité, pour mettre un bébé au monde. Hélas, ils n’avaient pas réellement le choix. Josuke versa de l’eau propre et chaude dans le broc, à côté des linges ramenés toute à l’heure, alors que la docteure aidait Gabriella à se mettre en place pour l’accouchement. Ils avaient préparé et stérilisé au mieux les instruments nécessaires, si les choses se passaient plus mal que prévu… Son frère tenait la main de sa belle-sœur, pour la soutenir dans le travail, tandis que lui restait à disposition du médecin, si elle avait besoin d’un coup de main. Les contractions étaient très fortes et douloureuses, c’était si visible. Il se souvenait parfaitement des accouchements de sa propre épouse et savait Ô combien ce moment était si douloureux, pour une femme, si angoissant, également. Il tira un peu plus le drap, leur offrant un semblant d’intimité, dans cette infirmerie souterraine. C’était le mieux qu’ils puissent faire.

Alors que Gabriella prenait une grande inspiration et commençait à pousser, Josuke ne put s’empêcher d’imaginer Auguste, debout auprès d’elle, à la place de Kimmitsu. A tenir la main de sa compagne, l’encourager dans son effort et se tenir prêt à accueillir son fils. Une vision qui passa devant ses yeux tel un bref souffle. Une illusion, disparue avant que l’image n’ait eu le temps de se fixer. Il était parti. Il ne verra jamais son bébé. Baissant le regard sur Gabriella, il posa une main contre son épaule, crispé mais aussi s’assurant de rester ferme, au cas où ça tournait mal. Les minutes s’écoulèrent, au milieu des encouragements, de la respiration haletante, des gémissements de douleur. De longue minutes d’une très forte tension et beaucoup d’angoisse. Puis, enfin, un premier cri. Les encouragements et mots rassurants du docteur en attrapant le bébé. Josuke se permit de relâcher un peu la pression, soupirant de soulagement seulement lorsque l’enfant sortit pour de bon et poussa son premier cri.

Il prépara les serviettes et les donna au docteur, avec l’eau, pour laver le bébé, posé sur sa mère, du sang et du liquide, sommairement dans un premier temps. Elle se chargea de couper le cordon, avec rapidité et rigueur, puis s’assura ensuite que le sang cessait peu à peu de couler. Que la poche était complètement rompue et sortie du ventre. Josuke prit un autre linge propre et en couvrit l’enfant avec soin, contre sa mère, avant qu’elle ne le serre à nouveau dans ses bras. Un petit garçon, donc ! Il avait un peu de mal à réaliser, à vrai dire, l’accouchement s’était déroulé relativement vite et il s’était surtout focalisé sur le côté médical de l’affaire, avant le côté affectif de la naissance. Gabriella semblait si épuisée ! Ses traits étaient creusés, elle était très pâle et surtout, elle pleurait. Un détail qui le fit légèrement grimacer, car il savait qu’elle n’était absolument pas du genre à lâcher la moindre larme, quoi qu’il se passe. Avec ce qu’elle avait traversé récemment, il craignait encore que cette naissance n’ait été l’épreuve de trop…

⎼ Comment allez-vous l’appeler ?

⎼ Arthur.

Il secoua légèrement la tête, pour tenter de se reprendre. Elle ne semblait pas prête à lâcher son dernier souffle, ici et maintenant, il devait cesser de penser aussitôt au pire. Le bébé respirait correctement et bougea sans peine lorsque la docteure le manipula un peu, pour l’examiner, avant de le rendre à sa mère. C’était plus fort que lui, il songeait toujours aux pires malheurs pouvant survenir, à chaque instant… C’était pourtant un moment de grand bonheur, mais… Il avait du mal à l’être… car le père de ce bébé était décédé bien avant sa naissance. Car ce petit bout, à peine venu au monde, allait être séparé de sa mort et emmené dans un lointain pays. Car s’il grandira avec son frère et sa sœur, il y avait un fort risque qu’il ne connaisse jamais sa mère. Car ils étaient en pleine guerre, dans ce pays, que la venue au monde d’un bébé dans un pareil contexte inspirait surtout de l’angoisse. En regardant cet enfant, Josuke ne parvenait tout simplement pas à être heureux.

⎼ Prenez bien soin de lui, lorsque vous l’emmènerez…

⎼ Vous avez ma parole. Il grandira en sécurité et le plus heureux possible, tout comme son frère et sa sœur. Je veillerai sur lui comme sur mes propres enfants.

Puisque c’était le mieux qu’il puisse faire. Et puis, Solène avait aussi ses jumeaux à s’occuper, le moins qu’il puisse faire était de s’occuper au mieux des enfants de Gabriella, confiés chez eux, en plus des siens. Il avait déjà une très grande famille, ils étaient nombreux à la maison, ils savaient comment s’occuper de jeunes enfants. Tendant la main, il chatouilla un peu la joue du petit Arthur, tout en s’obligeant à se détendre. Le bébé conservait les yeux fermés, pour le moment. Dur de dire s’il somnolait contre sa maman ou non.

L’arrivée d’un bébé. Même si ce n’était pas le sien, cela lui fit un lourd pincement au cœur et un très grand frisson, arrachant des larmes au coin des yeux. Il les essuya très vite, alors que sa belle-sœur lui lâchait finalement la main pour attraper son enfant et le serrer contre elle. Kimmitsu dû s’asseoir sur un petit tabouret, à côté, le souffle et les jambes coupés par l’émotion. Son neveu avait cré assez fort, puis plus faiblement, comme aussitôt apaisé en sentant l’odeur de sa mère. Sans doute en reconnaissant sa voix. Tout petit les yeux à peine entrouvert, quelques maigres cheveux sur sa tête, collés par le placenta. Il releva le regard vers Gabriella, qui pleurait un peu, les traits tirés et creusés par la fatigue. Ces derniers mois avaient été on ne peut plus éprouvants… Lui aussi, comme son frère, avait craint qu’elle n’y survive pas. Que cet accouchement soit l’effort de trop et qu’elle n’y succombe. Il le craignait encore, pour être honnête, tant elle faisait très peur à voir. Il échangea un bref regard avec Josuke, anxieux, n’osant cependant rien en dire. L’accouchement avait beau être terminé, tout pouvait encore se produire.

⎼ Comment allez-vous l’appeler ?

⎼ Arthur.

Le second prénom de son père défunt… Kimmitsu sentit sa gorge se serrer douloureusement et il lui fallut un gros effort pour ne pas craquer. Auguste avait été un ami cher et un excellent collègue, il avait été un soutien actif dans leur lutte dès les prémices. Avant même que tout ne soit révélé. Il avait chéri les jumeaux de Gabriella comme s’il s’agissait des siens et il avait tant désiré ce bébé, son premier enfant biologique… C’était horrible de se dire qu’il avait été si brutalement tué avant de pouvoir découvrir son fils. Il savait que tout le monde y pensait, ici, même Josuke. Par contre, Kimmitsu ne savait pas quoi dire… Il aurait aimé assurer qu’Auguste pouvait voir son fils de là où il se trouvait, en revanche, comment le formuler sans être blessant ? Surtout alors que la jeune mère était tant à fleur de peau. Il tenta de trouver les bons mots, la bonne formulation, hésitant. Ce n’était peut-être pas le meilleur moment non plus.

⎼ Prenez bien soin de lui, lorsque vous l’emmènerez…

⎼ Vous avez ma parole. Il grandira en sécurité et le plus heureux possible, tout comme son frère et sa sœur. Je veillerai sur lui comme sur mes propres enfants.

C’est bon, il avait envie de pleurer à son tour. Trop d’émotions à gérer, trop de sentiments contradictoires entre la peine pour les disparus et la joie pour les nouveaux arrivés, trop de tension, trop de fatigue… Trop de difficulté à ne pas penser si souvent à ses propres enfants et sa femme, partis au loin. Il lutta pour ne pas juste fondre en larmes, profitant que son frère se soit penché vers le bébé pour se reprendre. Mireille nota son trouble et lui passa discrètement un verre d’eau, avant de reprendre son travail. Merci… ça allait passer… Il avait juste l’impression, depuis plus d’un an, d’être lancé à pleine vitesse dans un train et que la suite violente d’a-coups sur le trajet avait fini par lui briser les nerfs. C’était bien dans ce genre de moment qu’il doutait de sa capacité à pouvoir reprendre un jour une vie normale. De redevenir mari et père pour sa famille, plutôt qu’un soldat. En reposant les yeux sur le tout-petit, il ne put s’empêcher de se demander s’il reverra, lui aussi, sa mère un jour.

⎼ Il est magnifique, murmura-t-il en souriant. Aurore et Julien vont être ravis de découvrir leur petit frère, c’est certain.

Peut-être auront-ils beaucoup de mal à comprendre, au début. Ils n’avaient qu’un an et n‘avaient plus vu leur mère depuis de trop longues semaines, comment allaient-ils réagir à l’arrivée de ce nouveau bébé, qu’on leur présentera comme leur petit frère ? Kimmitsu avait beau se montrer rassurant, il savait pourtant bien que ce sera très perturbant pour les deux petits aînés de la fratrie.

⎼ Préférez-vous qu’il porte le même nom que son frère et sa sœur ou le nom de son père ?